Eric R.

One-shot

Delcourt

Conseillé par (Libraire)
24 mai 2021

Des mains pas si douces que cela

Il ne faut jamais croire aux dessins de couverture. Encore moins aux couleurs douces et acidulées. Ni au titre. « Les mains de Ginette » est il écrit. Et des gants, plein de gants, de toutes les formes, de tous les usages est il dessiné. Comme dans un conte pour enfants.
Pourtant un détail étonne: au milieu de ses gants, en subrillance, apparait une forme orange, presque rouge, violente: une pince de crabe. Un intrus. Une alerte.
Et puis Olivier Ka est mentionné comme scénariste. Si on a bonne mémoire on se souvient qu’il avait écrit le texte de la BD « Pourquoi j’ai tué Pierre » qui racontait l’histoire du dessinateur Alfred, le récit biographique d’un viol. Pas franchement une Bd pour enfant.
Dès les premières pages, on se dit en effet que quelque chose cloche. Le dessin est léger mais de vilains enfants hurlent la haine. Une vieille femme, Ginette, est victime de ses moqueries. Muette, elle respire la tristesse, la mort. Potiche elle se traine dans les commerces du village.

Et on continue la lecture, se demandant où l’on met les pieds, où l’on pose les yeux. Et on n’arrête plus de tourner les pages, attiré par ce puits sans fond qui nous emmène vers l’amour fou ou vers la haine? Vers le bonheur ou le malheur? On ne sait plus tant nos sens se sentent trompés, en perte de repères.
C’est la jalousie et ses effets pervers qui se dévoilent alors au coeur de cette Bd si originale et décoiffante. Mais aussi l’amour fou, celui de Marcellin, un homme, passionnément amoureux de Ginette, de ses mains, qui glissent sur la peau pour une descente aux enfers irrespirable. La jalousie voisine toujours avec la passion, la peur de sa perte. Pour une fois ce sont les femmes qui incarnent cette crainte et la violence qui parfois l’accompagne. Mère, épouse, terrifient de leurs cris, de leurs bouches déformées. Les hommes sont un peu bêta, guère méchants, soucieux du bonheur de Marcellin, leur ami, détruit peu à peu par Ginette. C’est l’homme qui est victime de violences, une situation rare mais réelle.
Le dessin léger de Marion Duclos, autrice notamment de Ernesto contribue au sentiment général de malaise: il est léger comme une plume, coloré comme un album de jeunesse et illustre les pires violences. Le visage de Ginette, ses cheveux d’un noir absolu terrifient le lecteur jusqu’à ce que la page devienne complètement rouge. Rouge et noir pour un album aux couleurs pastels, le symbole d’un album paradoxal et dérangeant.

Eric

Dimitri Rouchon-Borie

Le Tripode

Conseillé par (Libraire)
22 mai 2021

Inoubliable

Le Démon, c’est le mal, le mal absolu. La Colline aux Loups, c’est le lieu du mal, le foyer de naissance. Normalement c’est le lieu du bien être, de l’innocence, de l’enfance avant l’enfance. Pas ici. Cinq frères et soeurs et les géniteurs les plus odieux du monde. Et un enfant devenu homme, qui est en prison pour ne pas avoir su vaincre le Démon. Et qui raconte dans sa prison, à sa manière, avec ses mots uniques, son histoire, sa souffrance, ses combats. Sa vie. Pas de virgules, juste des points pour finir les phrases. Juste les mots pour dire les choses. Pour dire le Bien, le Mal, l’ombre mais aussi parfois la lumière. La poésie alors perce la violence et le coup de poing devient caresse. mais rarement, très rarement.

Une lecture exigeante, éprouvante, mais une lecture inoubliable.

Eric

1962-2019

1

Casterman

Conseillé par (Libraire)
22 mai 2021

Un futur "classique"

Ferrandez est né en 1955 à Alger dans le quartier de Belcourt, ce quartier qui a vu grandir le jeune Albert Camus. Le dessinateur n’a aucun souvenir de ses premiers mois en Algérie, mais cette coïncidence, cette proximité avec le Prix Nobel de littérature l’a probablement incité à chercher à comprendre ce pays qui les a vu naître. Il écrivait en conclusion de « Entre mes deux Rives » (1) : « Je suis comme un enfant trouvé de la Méditerranée, ballotté d’un bord à l’autre. Je suis né sur la rive sud, j’ai vécu sur la rive nord. Les deux m’appartiennent. J’appartiens aux deux ». Sa rive nord, Nice en l’occurrence, sera notamment l’univers de Giono. Sa rive sud sera celle de Camus et de sa série « Les carnets d’Orient », entamée en 1986, composée de dix tomes qui est devenue une BD de référence présente dans les bibliothèques des bédéphiles, comme dans de nombreuses écoles. Ferrandez a su, dans cette saga familiale, transmettre d’abord la lumière, celle qui éclaire à jamais la baie d’Alger, la blancheur aveuglante de la Casbah. Et par des histoires individuelles qui recoupaient la grande histoire, il a offert une multiplicité de points de vue qui expliquent des destins collectifs algériens et français de 1830 à 1962. Octave, Saïd, Noémie, Samia pour expliquer la colonisation, les massacres de Sétif, la guerre d’indépendance.

Dans la dernière page de « Terre Fatale », ultime ouvrage paru en 2009, Octave promettait à sa mère, sur le quai du départ du port d’Alger en 1962, « Oui on retournera. Je te le promets ». Il aura donc fallu à Ferrandez, douze ans pour tenir la promesse de son personnage et reprendre l’histoire là, où elle s’était arrêtée: l’indépendance algérienne. Plus exactement, la Bd commence avec le Hirak, le 37 ème vendredi consécutif de manifestation depuis le 22 février 2019, un saut complet pour dire hier et aujourd’hui.

« Je voulais démarrer avec le Hirak, parce que c’est l’élément saillant qui permet de reconsidérer toute cette histoire de l ‘Algérie contemporaine ».

Ce sont deux chauffeurs de taxis, comme porte-paroles de la population, à plus de cinquante ans d’écart qui vont servir de témoins relais pour expliquer l’après indépendance. Nous sommes en terrain connu, des prénoms ressurgissent, mais le format est différent et la structure narrative de l’histoire se morcèle en épisodes de vie de différents personnages permettant, à chaque fois, à Ferrandez d’exposer les multiples points de vue. C’est, avec la beauté de son dessin, léger et bleu comme l’air de la méditerranée, l’autre qualité essentielle du dessinateur: exposer des situations les plus complexes de la manière la plus simple, sans manichéisme, ni parti pris.

Deux temps forts sont privilégiés: le coup d’état de Boumediene en 1965, et les manifestations réprimées de 1988 qui annoncent la montée du Front Islamique du Salut (FIS). Avec l’éclairage de ces deux évènements majeurs, la situation algérienne post coloniale apparait clairement.

En peu de pages, Ferrandez réussit à évoquer notamment la situation des femmes, le volontarisme des « pieds rouges », ces français venus aider le gouvernement socialiste naissant par opposition aux « Pieds noirs », les harkis, les « Nord-Africains » devenus « Algériens » dans le bidonville de Nanterre. Les pièces d’un puzzle historique et sociologique se mettent en place dans une construction chronologique éclatée mais parfaitement fluide.

Aussi, et surtout, sans aucune caricature, l’auteur met au grand jour les multiples contradictions auxquelles chacun dans son camp doit faire face. Pour ce faire il utilise des personnages connus dans les albums précédents et en créé de nouveaux qui agissent comme des révélateurs de ces contradictions historiques. Privilégier la démocratie ou abattre l’islamisme extrême? Aider les femmes algériennes à se libérer en s’asservissant soi-même? Accepter la présence cachée de la France ou admettre l’implantation des pays de l’Est? La liste est infinie et vertigineuse. L’ouvrage s’arrête en 1992 avec la mort du président Boudiaf et la lutte de l’armée contre les Islamistes vainqueurs des élections de 1991.

En gardant ses qualités de conteur, Ferrandez demeure un formidable passeur historique, qui pour la première fois se dessine en couverture sous les traits d’un personnage de fiction. Comme un lien entre les « deux rives », lui, quittant provisoirement la rive nord pour mieux comprendre la rive sud. Où il est né.

Eric

Conseillé par (Libraire)
19 mai 2021

Magnifique hommage

C’est une petite ville de 12 000 habitants dans les Hauts de France. Sertie dans le bocage de la « Petite Suisse du Nord », au Sud du Nord, elle ne fait guère parler d’elle. Aujourd’hui, si vous vous promenez dans ses rues, vous n’avez pas l’impression de circuler dans une cité ouvrière de la région, celle des mines et des corons, des usines sidérurgiques. Pourtant quelques bâtiments avec des toits pointus vous rappellent que Fourmies fut un centre de fabriques textiles au 19ème. Ces rues, l’auteur les a parcourues tout au long de sa jeunesse: « Deux fois par jour, quand j’allais à l’école, puis au collège, puis au lycée, je traversais la place où la fusillade a eu lieu. Jusqu’à la fermeture des usines, la quasi totalité de ma famille était composée d’ouvriers d’usine et d’ouvriers en filature (…). C’est de là que je viens ».

Cette place c’est celle où se déroula le 1er mai 1891 une manifestation des ouvriers grévistes du textile qui réclamaient la journée de travail de 8 heures. En fin de journée, un officier de deux régiments d’infanterie cantonnés à proximité ordonne de tirer sur les grévistes. 9 personnes sont tuées et seront élevées au rang de martyr. C’est cette journée que l’auteur raconte.

Inker nous a habitué à l’utilisation de la bichromie: noir et blanc pour « Panama Al Brown » , vert et rouge pour « Servir le Peuple », ou encore bleu et orange pour « Un travail comme un autre ». Il ne pouvait ici faire autrement compte tenu du récit d’utiliser le noir et le rouge, rouge du drapeau français, rouge comme les briques et les murs des usines, rouge comme le sang qui va s’écouler lentement sur les pavés de la place. Le trait est cette fois-ci plus lâche, plus libre comme pour s’adapter aux mouvements d’un peuple en action, comme pour lui donner plus de liberté, celle qu’il réclame en levant le poing. L’utilisation du patois populaire accroit ce réalisme.
Le lecteur vit cette journée au plus près au son des cloches de l’église qui égrènent les heures fatidiques. On découvre des tenues et des visages de soldats proches illustrant « Le cri du peuple » de Vautrin. On défile avec les manifestants, on sent le suint, on rencontre d’inénarrables et odieux bourgeois, mais on s’allonge aussi dans l’herbe pour regarder la beauté du ciel au milieu des coquelicots à la manière du Dormeur du Val. La journée est belle et commence doucement: séduction, couleurs printanières, manifestation traditionnelle, harangue politique, on est dans l’habituel et rien ne présage d’un soir funeste. Maria, la jolie rousse nous entraine derrière elle à la distribution de « papiers », aux retrouvailles avec son amie jusqu’à la cueillette de son Mai. Son Mai, c’est de l'églantine. « C’est tellement beau » lui dit-on. « Mais c’est fragile » répond-elle, fragile comme un jour de printemps qui restera dans l’Histoire, non pour son soleil mais pour le noir de la fumée des cheminées qui continuèrent à cracher ce jour leur souffle. A la demande des patrons. Contre l’avis de la majorité des ouvriers.

Les pages silencieuses apportent des mouvements de poésie dans une tension croissante dont on connait la fin. Pas de suspense, on sait le sort réservé à 9 des manifestants et la BD s’achève brutalement comme un tir de fusil Lebel. « Feu » est le dernier, les pages finales sentent la poudre et la fureur. Sans bruit, sans bulle. Mais avec une tristesse infinie. Par ce récit humaniste Inker confond Histoire et histoire. Il rend au prénom de Maria son nom : Blondeau. Il rend un bel hommage à sa ville et aux personnes qui l’ont constitué parfois en versant leur sang.

Eric

Ma guerre contre les tricheurs

Arthaud

Conseillé par (Libraire)
15 mai 2021

Edifiant

C’est un livre qui donne le frisson, la nausée même. Un passionné de sport sait que la tricherie fait partie intégrante de sa passion depuis les origines. Pourtant quand le concept abstrait devient récit, concret, la joie, la passion se fissurent, pareilles à la découverte d’un Père Noël fictif. Ces mensonges, Jean-Pierre Verdy a préféré les regarder en face et même les traquer pour les dénoncer. Entraineur de l’équipe de France de pentathlon moderne à Atlanta, il est viré pour absence de résultats. Très rapidement il se reconvertit et devient un acteur principal de la lutte antidopage en fondant le département des contrôles de l’AFLD (Agence française de la lutte contre le dopage).

Beaucoup d’ouvrages concernant le dopage s’attache à un fait divers, une confession, une enquête ciblée. L’intérêt majeur de ce témoignage réside dans un combat mené de l’intérieur, collectivement, contre des tricheurs mais aussi contre des institutions censées être les garantes de leur sport. C’est contre Armstrong, Vinoukourov, ou Fouad Chouki que l’AFLD se bat bien entendu mais encore plus contre des pouvoirs. Le milieu du foot semble ainsi intouchable et non concerné par le dopage alors que toutes les analyses des phanères (poils, cheveux, ongles) démontrent le contraire. Édifiants ces cris effarouchés de présidents de clubs, de fédérations qui refusent même l’idée de contrôle. Comme ceux de la fédération internationale de tennis qui privilégie les fondements financiers d’une activité lucrative à l’éthique. Bien entendu le cyclisme est au coeur de cette lutte institutionnelle avec les obstacles menés par l’Union Cycliste internationale (l’UCI), organisme protecteur de Lance Armstrong, le coureur américain, étant le centre de la lutte menée par l’AFLD, celui qui donne des cauchemars à des centaines de contrôleurs, par son arrogance. Sa protection politique, dont celle de Nicolas Sarkozy, est ici clairement exposée. La figure du vainqueur du Tour plane sur toutes les pages du livre, exemple « parfait » d’un athlète dont la tricherie était découverte dès 1999. Un simple courage politique aurait dès son origine éteint ce qui allait devenir le plus grand scandale du dopage organisé.
On ressent l’usure provoquée par cette lutte quand vous savez détenir la vérité et ne pouvoir pour des raisons juridiques, politiques, médiatiques, la dévoiler.
Ces luttes institutionnelles sont complétées de l’évocation de certains noms qui ont peu défrayé la chronique, tant leurs cas dérangeaient. La Juventus de Turin, l’équipe de France 98 et un Didier Deschamps au taux d’hématocrite qui l’aurait empêché de prendre le départ du Tour de France, « Mme Longo » qui refusa toujours de se géolocaliser empêchant ainsi des contrôles inopinés en raison de son allergie aux ondes mais aussi, et ce n’est pas le moins intéressant de l’ouvrage, l’évocation du dopage chez les amateurs, ceux trop nombreux pour être contrôlés, qui se « chargent » pour gagner correctement leur vie dans des compétitions de deuxième niveau ou même simplement pour battre les copains à la sortie du dimanche.
Verdy conclue en précisant que le combat continue pour « préserver ce qui fait la beauté du sport et la raison de son succès, son principe essentiel: l’égalité entre les Hommes ».

Eric