Appartenir

Séverine Werba

Fayard

  • 6 novembre 2015

    "Ne pleure pas,

    Ne pleure plus mon enfant, parce que le jour est triste,

    Parce que le jour est gris,

    Parce que le jour est laid.

    Sache qu'au-dessus des nuages

    Le ciel est bleu, toujours bleu."

    Berceuse yiddish.

    Boris, le grand-père de la narratrice, connaît bien les noms, les dates, les chiffres et les récits, mais depuis son appartement du 30, rue de Leningrad, il ne parle pas de cette longue chaîne des événements qui ont fait de notre humanité ce qu'elle est dans toute sa douleur.

    Lorsque Boris meurt, il devient urgent et vital pour la narratrice de se débarrasser des livres en russe et en yiddish qui peuplent l'appartement. Puis lorsqu'elle devient mère, elle recherche la vérité dans les non-dits. Au fil des années, les témoignages directs disparaissent et un jour, les rescapés de cette tragédie, celles et ceux qui l'auront vécue dans leur chair ne sont plus là.

    Peut-on reconstituer la trame narrative sur la béance des traces? Séverine Werba réinvente les vies de Boris, sa sœur Rosa et sa petite fille Léna, déportées en 1942. La quête l'emmène dans les rues populaires de Paris jusqu'à cette rivière en Ukraine où tous espéraient un avenir meilleur.

    Aucune histoire ne ressemble à une autre, reste tout ce que nous apprennent, de façon infinie, les mots et les silences, les cris et les souvenirs...

    Les rues parisiennes, les villes d'Ukraine, les immeubles et les villages sont un décor déjà trop bouleversé par le temps qui passe pour ramener la narratrice sur la piste des spectres.

    Avec ce retour sur ces années de guerre et de déportation, Séverine Werba va beaucoup plus loin dans la quête d'une identité nourrie de paradoxes. Ce texte parle de nous-mêmes, d'aujourd'hui et de l'avenir. De ce que voulons savoir et trop souvent ignorer. D'une histoire sempiternelle...

    Appartenir montre la faculté de l'écriture à porter en nous la mémoire du chagrin des enfants cachés, comme s'il s'agissait de bercer leur douleur, de l'apaiser un tant soit peu. La mémoire affective peut essayer de leur restituer le cocon de ces racines qui leur furent volées.

    Ce texte est une sépulture aux êtres perdus, en leur donnant une parcelle de l'amour reçu et les souvenirs qu'ils n'ont pas comme un pansement pour rendre un peu moins douloureuse la plaie des mauvais rêves que Boris préférait oublier.

    Très bon premier roman publié chez Fayard.


  • Conseillé par
    2 octobre 2015

    Redonner vie

    C’est en perdant Boris, son grand-père que Séverine comprend qu’elle n’a pas posé suffisamment de questions sur le passé de cet homme si discret, qu’elle est passée à côté de l’essentiel. "J’en veux à mon grand-père d’avoir verrouillé la porte de son passé et je m’en veux de ne pas lui avoir posé de questions."
    Boris était né à Torczyn, il a quitté sa famille en 1923 pour faire des études à Berlin puis s’est retrouvé à Paris, s’est marié avec Nelly, une femme non juive. Il a perdu toute sa famille trois fois, le jour de son départ, le jour de son mariage et le jour où ils ont été tués.
    En découvrant des photos de Rosa, la sœur de Boris et de sa petite fille Lena, la jeune mère qu’est devenue Séverine sent le besoin d’enquêter, de redonner vie à cette jeune enfant de deux ans, internée pour le motif "en surnombre dans l’économie nationale."
    Recherches auprès des Archives nationales, voyages en Israël et en Ukraine, l’auteur se lance dans "une enquête insensée, perdue d’avance. Fondamentale." se pose des questions, imagine ce qui a pu se passer et redonne vie à ces anonymes.
    Rafle du Vel d’Hiv, ghettos de Torczyn et de Loutsk, toutes les horreurs maintes fois écrites dans les romans s’appliquent ici à la famille de Boris. J’ai retrouvé une similitude avec la quête de Julia dans Elle s’appelait Sarah de Tatiana de Rosnay.
    Là est un peu ma déception vis à vis de ce récit, un passé commun à tant de familles revu par le prisme personnel d’un auteur.
    Mon intérêt s’est un peu aiguisé en lisant une approche plus novatrice sur l’attitude mensongère actuelle des ukrainiens "Personne ici n’honore la mémoire de ceux qui vivaient là. Rien dans le présent ne parle du passé. La vie s’est arrêtée net, puis elle a repris avec d’autres."

    Toutefois, ce premier roman est très bien écrit et donne une voix supplémentaire à tous ces anonymes "ni morts, ni vivants…absents".
    "La famille de mon grand-père errait dans sa maison, elle flottait dans l’air, invisible et obsédante. C’est elle que je cherchais dans les placards. C’est elle qui revenait dans le goût du hareng et le thé brûlant. Dans les lettres hébraïques, les concombres au sel et le pain au cumin."