Eric R.

Conseillé par (Libraire)
28 janvier 2020

Un guitariste incandescent

« Main de feu » le titre de la Bd dit tout. Main de feu c’est la main de Django qui dès le plus jeune âge décide de devenir un grand musicien et s’exerce jusqu’à épuisement au banjo d’abord. Main de feu c’est aussi la main brûlée dans l’incendie de sa caravane, pour laquelle il craint l’amputation et qui l’amènera à jouer de la guitare avec une position particulière sur l’instrument. Main de feu c’est enfin le tempérament de cet adolescent manouche, rebelle, qui refuse d’apprendre à lire et à écrire préférant répéter des heures et des heures des gammes ou séduire les filles. Il est hors norme ce jeune homme né selon le scénario de la BD une première fois au cours de l’hiver 1910 dans un camp en belgique pour renaître une seconde fois à l’automne 1928 à St Ouen après cet incendie.
La BD d’Efa et Rubio s’attarde sur les années des débuts, ces années où le jeune homme superbement doué et conscient de son talent cherche tout simplement à devenir le meilleur de Paris, de France mais, plus sûrement, du monde. On le comprend de suite, Django n’est pas un modèle de modestie, faisant le vide autour de lui à l’exception de son frère Joseph dit Nin-Nin, en adoration devant l’ainé et qui accepta tout. Ce parti pris démontre la force de caractère nécessaire à la réussite. Cette obstination est le fil conducteur de cet album parfaitement documenté, et dont la narration est complétée par un superbe cahier de 16 pages en fin d’album agrémenté de beaux portraits photographiques.
Les chansons rythment les pages comme une ritournelle, en toile de fond, qui accompagne les bons et moins bons moments d’une vie collective dans ses roulottes et caravanes de la « Zone » en périphérie de Paris, où la solidarité n’est pas qu’un mot. .
Le dessin donne la part belle à cette vie collective d’où Django, tout en respectant ses codes et ses valeurs, cherche à s’extraire. Avec Django on ne doute pas et le jeune musicien va réussir, non pas comme il l’espérait mais comme il l’annonçait. S’attaquant au bal musette, au « jass », il va donner à ces styles musicaux une note personnelle, côtoyant les plus grands, Stéphane Grappelli, Duke Ellington, Amstrong, Dizzy Gillepsie et tant d’autres.

Instructif, allant à l’essentiel, ce biopic de facture classique rend un hommage justifié à cet homme incandescent, amoureux de la vie, de la musique, du jeu qui ne pouvait guère se consumer lentement. Django Reinhardt mourut le 16 mai 1953 à Sannois. Il avait 43 ans.

Eric

Conseillé par (Libraire)
20 janvier 2020

Implacable et indispensable

La lecture de « Sodoma » vous laisse pantois et groggy car l’enquête menée pendant 4 ans par le journaliste, sociologue, Frédéric Martel est implacable et incontestable. Le titre est explicite: l’enquête démontre la place exorbitante qu’occupe l’homosexualité au sein de l’Eglise catholique. Ce qui n’est après tout qu’une exception sociologique n’est pas en soi un problème. L’anomalie réside dans le fait que cette homosexualité est niée et combattue farouchement par l’Eglise, même très violemment, dans une hypocrisie incommensurable. L’auteur énumère au long de son ouvrage quatorze règles de « Sodoma » dont une qui domine sur toutes les autres: plus un membre de la hiérarchie catholique est actif dans sa pratique homosexuelle, plus il est publiquement homophobe.
A partir de ce constat majeur, la politique vaticane depuis Paul VI, prend tout son sens. Sans donnée statistique scientifique, reviennent souvent les pourcentages de 50% d’homosexuels chez les prêtres et de 75% dans la hiérarchie. C’est que pour se hisser aux fonctions supérieures il faut faire partie du sérail et bénéficier d’appuis où l’affectif et la pratique sexuelle jouent un rôle primordial. L’auteur démontre comment dans les années cinquante, en Italie notamment, le sort le plus enviable pour un jeune qui se découvre homosexuel est de rentrer dans l’Eglise. De moqué à réprouvé, l’adolescent devient respecté, protégé. Commence alors un double jeu imposé par une institution qui nie contre toute réalité, la naissance et l’existence d’une libido qui s’impose à tous.

Les prêtres, pour leur immense majorité, vont vivre ainsi dans un conflit permanent, conflit qui est exacerbé au maximum avec Benoit XVI, le pape le plus anti homosexuel de tous les papes modernes, pour qui Frédéric Martel démontre le conflit intérieur qui l’habite, et dont il sort probablement vainqueur selon ses propres critères, faisant triompher « l’amour amitié » sur un amour actif sexuellement. Une victoire intérieure personnelle mais un désastre pour l’institution qu’il dirige.

Cette homophobie interne écrase tout et monopolise l’action vaticane. Elle est avec l’anti communisme cher plus particulièrement à Jean Paul II, la ligne directrice du Vatican depuis Paul VI. On découvre alors avec effarement, et des exemples mondiaux à l’appui, comment la hiérarchie catholique s’acoquine avec des dictateurs d’extrême droite et lutte jusqu’à la nausée contre l’homosexualité perçue comme plus grave que la pédophilie ou l’hétérosexualité qui n’importent aux papes que si leur révélation devient publique.

Pris dans leur système de pensée ces hommes qui dirigent le Vatican, vivent dans une schizophrénie poussée jusqu’à la caricature. Leurs exigences vestimentaires extravagantes, leurs portraits omniprésents dans leurs palais, les cérémonies grandioses mises en place pour nommer un collaborateur particulier, sont les manifestations les plus légères de comportements qui peuvent atteindre des sommets de perversité et de gravité. Les portraits des cardinaux Lopez Trujillo, Marcial Maciel, protégés et même parfois vénérés par les papes, sont terrifiants. Le refus du préservatif est un autre marqueur de cette violence. Pédophilie, prostitution, sont les conséquences d’une sexualité bridée et niée.

Au fur et à mesure de la démonstration, l’éloignement de l’Eglise catholique des réalités de notre monde s’explique. Tous les combats à contre courant menés par trois papes successifs, sont perdus d’avance. Alors que les ordinations de prêtres n’ont jamais été aussi faibles, l’auteur athée, accorde une volonté réformatrice réelle au pape François, conscient des travers immenses du gouvernement qu’il dirige. Là est la force de l’ouvrage qui ne tombe jamais dans la caricature ou l’inquisition. On peut même trouver dans des pages de la bienveillance et des tentatives de compréhension d’hommes perdus entre leur idéal de vie et de chasteté et la réalité de leurs pulsions, la réalité de la vie.

L’enquête délivre finalement pour les croyants, un espoir qui peut amener à remettre en cause le célibat des prêtres (exigence formulée au XI ème siècle sans fondement textuel), à accepter la reconnaissance des exigences sexuelles individuelles. François aura t’il suffisamment de force et de pouvoir pour remettre en cause cette politique en place jusqu’à l’aveuglement depuis plus de 60 ans? La survie de l’Eglise catholique dépend probablement de la réponse qui sera donnée à cette question.

Eric

Conseillé par (Libraire)
13 janvier 2020

Formidable mariage texte photos.

Inventer des vies ou des moments de vie à partir de photos anonymes c’est le pari réussi par le site « The Anonymus Project » et l’écrivaine Justine Lévy. Un mariage étonnant entre image et texte.

On les reconnait toutes. Elles sont datées. Identifiées. Les diapositives familiales de ces années bénies se reconnaissent au premier coup d’oeil. Kodachrome. Ektachrome sont les marqueurs d’un temps révolu. Agrandies, elles faisaient l’objet de longues soirées dans la pénombre où chacun somnolait en cachette. Pourtant, elles sont des trésors racontant nos vies et des époques. C’est ce que se dirent un jour deux universitaires, l’anglais Lee Schulman et la rouennaise Emmanuelle Halkin. Après avoir acheté une boîte de diapositives anonymes, puis une autre et encore une autre, après les avoir numérisées, mises en ligne, Lee reçoit spontanément d’autres boîtes anonymes. Il décide alors de créer en 2016 avec Emmanuelle « The Anonymus Project », une base unique de données archivant des dizaines de milliers de diapositives familiales allant des années cinquante aux années quatre-vingts. Au delà de leur intérêt sociologique, on ne peut sous estimer en regardant ces image numérisées leur aspect artistique, affectif. Ces couples qui posent devant leur voiture neuve ou ce jeune enfant arborant sa nouvelle tenue de cow-boy devant un arbre de Noël disent beaucoup de choses sur eux, leur époque mais aussi, par décalage, sur nos vies d’aujourd’hui. Elle nous émeuvent sans que l’on sache rien sur leurs auteurs. Elles laissent libre notre imagination en entourant les clichés de mystère. Qui sont ces personnages? Que font ils? Que vivent ils?

Ces réponses on peut les inventer nous même. On peut aussi faire appel à l’imagination des écrivains qui n’ont pas leur pareil pour inventer des vies. Il est donc logique et naturel que des photographies issues du fond soient proposés à ces auteurs pour prolonger leur vie ressuscitée. La romancière Justine Lévy a été choisie pour cet ouvrage, un choix logique pour la fille de Bernard Henri Lévy qui à travers ses quatre romans ausculta la vie de sa famille si particulière et les conséquences sur son existence chaotique. Justin Lévy a simplement légendé des photos qui n’ont comme point commun que le thème de la famille. Des légendes qui racontent aussi leur auteure. Parfois constituées de une ou deux phrases, elles peuvent se prolonger comme une courte nouvelle. Mais toutes ont un ton commun où se mêlent l’humour, parfois mais plus souvent la noirceur et le cynisme. Quand vous ne voyez qu’une petite maison ensoleillée avec en façade un arbuste et une voiture à la porte d’un garage, Justine Lévy écrit: « Il faisait super beau, le jour où il massacré toute sa famille ». Les relations mère fille, sujet principal de ses romans, se prolongent sur de nombreuses photos où la romancière y voit rarement de l’amour mais plus souvent de la rivalité ou de la détestation. Justine Lévy imagine des pensées sombres derrière la façade sociale dans un décalage de ton jouissif. Le texte n’est qu’arrière pensée et dissimulation de la réalité. Sombre donc, mais parfois drôle jusqu’à l’éclat de rire tant le déphasage est inattendu.

Si les textes décalés sont remarquables, on ne peut oublier cependant la qualité intrinsèque de nombreuses photos à une époque où déclare Lee Schulman, la photographie avait un coût et où l’on prenait soin du cadrage. L’émotion du temps passé apporte une patine artistique et nostalgique certaine.

Quand on repose le livre on ne sait où le classer dans la bibliothèque. Le mieux est peut être de le poser sur la table de salon. Pour le feuilleter quand un coup de blues vous prend. Ou simplement rêver un peu sur une époque révolue, quand « c’était mieux avant ».

Eric

Conseillé par (Libraire)
3 janvier 2020

Quel homme ! Quelle vie !

Bien entendu la célébration du cinquantenaire de la mort de Léonard de Vinci se termine mais faut il une raison historique pour apprendre à cerner ce « génie » italien à la silhouette trop intimidante?
Il y a maintenant 12 ans que Sylvie Chauveau a écrit ce récit mais la verve romancée de l’écrivaine a conservé toute sa valeur. Si la biographie scientifique au jour le jour vous fait peur, ce livre va vous combler. C’est l’histoire d’un homme avec ses tourments, ses faiblesses qui nous est contée autant que celle d’une riche période culturelle et politique. Comme dans toute vie romancée l’auteure extrapole, imagine mais lorsque vous prendrez à la suite de cet ouvrage des livres, des revues, de documentaires plus précis et concrets, vous aurez le sentiment de compléter l’image que vous vous êtes faite du savant, peintre, géographe, mathématicien , dont le regret principal fut de n'avoir jamais pu voler.
Une manière abordable d’approcher un homme inabordable. Un plaisir de lecture.

Eric

Conseillé par (Libraire)
11 décembre 2019

UN RECIT EN APNEE

Catherine Meurisse se réfugia dans l’Art et le Beau. Luz dessina ses angoisses pour se reconstruire. Philippe Lançon décrivit avec une précision chirurgicale sa réadaptation à la vie.
Riss attendit près de quatre ans pour écrire le 7 janvier 2015. « Une minute quarante-neuf secondes » c’est le temps de survie entre l’entrée et la sortie de deux hommes en noir armés dans les locaux de Charlie Hebdo. Le temps qui sépare le monde d’avant de celui d’après. Il est bien entendu question de ce jour dans le récit du dessinateur, de ce temps suspendu où l’on se demande si la vie va s’achever, de ces corps qui tombent dans un bruit sourd à côté de soi et dont on ne veut pas regarder la silhouette décomposée. De ces amis sans vie qu’il faut enjamber pour retrouver le bruit et la lumière. Mais pas que.

Contrairement à beaucoup, Riss est en effet resté au journal dont il partagea la direction de rédaction avec Charb pour en devenir désormais le directeur unique. Riss n’écrit donc pas essentiellement pour échapper à l’attentat par une forme de catharsis. Il ne manifeste pas, par des cauchemars notamment, des symptômes post traumatiques. L’ami de Cabu explique qu’il peut continuer à respirer en s’appuyant sur des valeurs qui sont le fondement de sa vie. Aussi on retrouve au long de ses lignes, le combat attaché à la liberté de penser, d’écrire et de dessiner, au rejet de l’argent comme seule valeur. Un hymne à la réflexion, à l’intelligence contre le conformisme, l’obscurantisme, les croyances intolérantes. Riss reste dans le combat qu’il poursuit avec une nouvelle équipe, celui qu’il faillit abandonner quand le journal, brusquement riche des dons devint la proie de collaborateurs récents, voulant soudainement devenir actionnaires actifs. « As tu encaissé des chèques de donateurs sur ton compte bancaire personnel? » demande à Riss l’un d’eux. Phrase symbole de souffrances nouvelles sur lesquelles s’attarde le nouveau directeur, souffrances qui témoignent du combat mené après l’attentat, combat pour garder au journal ses valeurs fondatrices: « Comment être à la hauteur de ce qui nous est arrivé? ».

Cette lutte de pouvoir contre les collaborateurs récents, ceux qui quittent le navire, les confrères qui donnent des leçons derrière d’hypocrites messages de compassion, Riss va le mener après une période d’épuisement moral et physique dont il décrit les étapes et le souvenir. La démonstration est impitoyable. Ce récit est un manifeste, le bilan provisoire d’une vie, la justification de la nécessité de l’existence de l’hebdomadaire satirique.

Comment poursuivre cette oeuvre alors que ses principaux fondateurs ont péri? Le journaliste les évoque en leur consacrant à chacun quelques lignes, sincères, modestes. Pas de panégyriques ou de trémolos dans l’écriture, ce n’est pas le style de la maison, mais des êtres qui reviennent en filigranes tout au long du livre comme pour montrer que c’est leur disparition qui est la plus difficile à vivre . « Les jours qui s’écoulent m’éloignent des adieux que je leur fis, et me rapprochent de l’accueil qu’ils me feront demain. Un jour, c’est sûr, on se retrouvera tous ».

« Le temps des larmes est terminé » lui dit de manière indigne un collègue. Le temps de l’ignominie et de la bêtise visiblement pas. Tant que des femmes et des hommes comme Riss le poursuivront et le dénonceront on peut encore espérer en l’humanité.